PREMIÈRE PARTIE - ARCHIPELAGUS
La
première fois qu’il avait posé le pied sur le sol en béton, Bartolomius s’était
indigné que son prédécesseur pût s’accommoder du chaos. Des blessés étaient
contraints de presser leur membre brisé contre le corps de malades contagieux.
Bartolomius fit scinder les espaces du plateau en fonction des pathologies et
ordonna de couvrir le sol d’un tapis en peaux de dauphin. Il s’attira
immédiatement l’indignation de F Ariana, la fonctionnaire chargée du vivier T
de l’Urbs. T comme trimeurs :
— Sauf
votre respect, Sapiens Médicus, il n’est pas prévu de gaspiller un matériel
aussi noble pour le confort des trimeurs. Une simple couche d’hydraplast aurait
largement suffi.
Ce matériel de synthèse, les trimeurs le
fabriquaient au pied des pétrogeysers cernés de plateformes d’où surgissaient
des chaînes de cuves et de laminoirs. Bartolomius leur devait un contingent de
brûlés plus ou moins graves qu’il s’acharnait à sauver. En vain car, dès qu’il
avait le dos tourné, les plus atteints étaient jetés en pâture aux requins.
Pour le choix du sol, Bartolomius ne céda pas et les
peaux de dauphin vinrent adoucir le béton. Un S n’était pas censé obéir à un F,
de la même manière que les T devaient soumission aux F et aux S. Par contre, un
F quelconque pouvait aviser les hautes instances et placer un S déviant en
mauvaise posture.
Ariana, la F qui s’était indignée au sujet du tapis
précieux, s’en était toujours abstenue, sachant à qui elle avait affaire.
Sapiens Bartolomius traînait après lui une réputation de déviant mais, issu de
la puissante lignée des Atanides, s’il était mal considéré, il était aussi
protégé. Ce que la F allait très vite constater, c’est qu’on pouvait être un
médicus efficace tout en transgressant l’ordre établi, à l’exact opposé du
dernier médicus qui se contentait de compter les morts. En secret, elle
admirait la façon dont Atanis Bartolomius rendait la santé aux trimeurs.
Il ne se satisfaisait pas de poser attelles et
cataplasmes. Il irradiait d’ondes ultrasoniques les os fracturés afin de hâter
la reconstitution des cellules et la consolidation des organes malades. Ce
traitement de pointe était réservé aux élites peu enclines à rétablir la santé
d’un stock renouvelé par le biais des nombreuses naissances.
Quantité négligeable mais indispensable, sans
laquelle les lignées de sapiens et de sapiencia ne pourraient se livrer corps
et âme à leur unique raison d’être au monde : la science.
Archipelagus
constituait en effet un milieu naturel invivable même si l’espèce s’était
adaptée sans atteindre toutefois le niveau d’évolution des mammifères marins.
Chaque surface sèche demeurée émergée était une victoire sur l’océan. Les îles
étroites de l’archipel austral ne donnaient que de rares palmiers aux troncs
gigantesques plongeant leurs racines dans un sol parcimonieux où le sable
l’emportait sur la terre. Il avait fallu sans trêve étendre les polders pour
arracher à l’eau salée des lieux de vie où respirer, s’alimenter, dormir, se
reproduire et étudier au sec. Les trimeurs s’attelaient à la poldérisation avec
une fatalité d’esclave. Plongeant pour extraire du fond de l’océan le sable que
d’autres trimeurs transformaient en hydraplast ou en terre artificielle. Se
tuant littéralement à la tâche. Y perdant la santé. La plupart du temps trop abrutis et harassés pour se
révolter.